Ça bouge au pays de l’art brut et ça recentre…

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Patrick Le Fur La Collection de l'Art Brut de Lausanne, premier centre historique du genre, propose une exposition temporaire intitulée « Véhicules ». Les engins comme les enjeux sont au cœur de cette première édition des « Biennales de l'Art Brut ». Pour peu que l'on exhibe un dessin ou une peinture maladroite, sans perspective ni facture, une création réalisée avec des matériaux de récupération, une œuvre bizarre, troublante, combien de fois n'entend-on pas qualifier l'oeuvre d'« art brut ». Depuis quelques années, force est de constater l'usage abusif du terme. On confond tout : les travaux réalisés dans des ateliers d'art-thérapie, les créations des malades mentaux en asile ou celles des prisonniers. Tous ne sont pas forcément dignes d'un intérêt… autre que thérapeutique. Pas plus que les bricolages de n'importe quelle personne de moindre condition sociale et de faible éducation, les reclus ou les exclus. Même si ce sont toujours des « marginaux » qui le produisent, l'art brut en tant que tel dégage un souffle puissant que seuls le talent ou la force d'un être « habité » par une impérieuse nécessité de créer, peuvent permettre d'atteindre. L'ariste de l'art brut, ignore souvent qu'il fait de « l'art » ; il ne désire ni montrer ni exposer, encore moins vendre la moindre de ses productions ; et cela, tout compte fait, est assez rare. Willem Van GenkTube Station, 1970Collage et peinture sur bois On mélange tout : l'art brut et...
Patrick Le Fur
Patrick Le Fur

La Collection de l’Art Brut de Lausanne, premier centre historique du genre, propose une exposition temporaire intitulée « Véhicules ». Les engins comme les enjeux sont au cœur de cette première édition des « Biennales de l’Art Brut ».

Pour peu que l’on exhibe un dessin ou une peinture maladroite, sans perspective ni facture, une création réalisée avec des matériaux de récupération, une œuvre bizarre, troublante, combien de fois n’entend-on pas qualifier l’oeuvre d’« art brut ». Depuis quelques années, force est de constater l’usage abusif du terme. On confond tout : les travaux réalisés dans des ateliers d’art-thérapie, les créations des malades mentaux en asile ou celles des prisonniers. Tous ne sont pas forcément dignes d’un intérêt… autre que thérapeutique. Pas plus que les bricolages de n’importe quelle personne de moindre condition sociale et de faible éducation, les reclus ou les exclus. Même si ce sont toujours des « marginaux » qui le produisent, l’art brut en tant que tel dégage un souffle puissant que seuls le talent ou la force d’un être « habité » par une impérieuse nécessité de créer, peuvent permettre d’atteindre. L’ariste de l’art brut, ignore souvent qu’il fait de « l’art » ; il ne désire ni montrer ni exposer, encore moins vendre la moindre de ses productions ; et cela, tout compte fait, est assez rare.

Willem Van Genk Tube Station, 1970 Collage et peinture sur bois
Willem Van Genk
Tube Station, 1970
Collage et peinture sur bois

On mélange tout : l’art brut et ses cousins proches, comme l’art singulier ou, comme on le nomme aux États-Unis, l’« outsider art », ou, plus éloignés, l’art naïf et l’art populaire. Confusion et récupération, grand mix et grand marché. On s’y perd, d’autant que le monde de l’art contemporain, s’en inspirant et donc le détournant, va jusqu’à inclure, depuis quelques années, ce diable d’art brut au sein de manifestations aussi sacralisées que les grandes foires internationales : FIAC de Paris, ou plus révélateur encore, l’an dernier, Biennale de Venise. La 55e édition s’appuyait en effet sur le Palais Encyclopédique de Marino Auriti, artiste autodidacte.

Le peintre français Jean Dubuffet (1901-1985) est l’inventeur – au sens de celui qui découvre un trésor – du concept d’art brut. Durant l’année 1945, il entreprend en Suisse son premier voyage de prospection, nouant des liens avec des artistes, écrivains et psychiatres. Dans un texte fondamental (et pamphlétaire) intitulé L’Art Brut préféré aux arts culturels (édité en 1949) on trouve sa définition: « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures etc.) de leur propre fond… » Très vite le peintre défricheur constitue sa collection personnelle, la « Collection de l’Art Brut », riche en œuvres d’artistes découverts dans les asiles ou les prisons, tous en « marge ». Ces pièces sont devenues propriété de la Compagnie de l’Art Brut, structure créée en 1948 par Jean Dubuffet avec André Breton et Jean Paulhan. La Collection aurait dû logiquement rester à Paris, mais, lassé par les hésitations, ajournements et faux-fuyants de l’administration française, Dubuffet fait don, en 1971, de l’ensemble des œuvres – quelque 5 000 pièces – à la Ville de Lausanne. Installée au Château de Beaulieu, la Collection de l’Art Brut est inaugurée en 1976. Le premier conservateur du musée est Michel Thévoz, qui officie avec superbe et rigueur jusqu’en 2001. La direction est alors assurée par Lucienne Peiry, dix ans durant. En 2013, Sarah Lombardi lui succède. Sa volonté est de valoriser les collections. Elle fait le point : « Après le large don que Jean Dubuffet avait fait à la ville, la Collection d’Art Brut s’est agrandie jusqu’à regrouper aujourd’hui plus de 60 000 peintures, dessins, sculptures, œuvres textiles et écrits… Et on ne peut présenter que 700 pièces dans la collection permanente… » Pour parfaire la mise en valeur de la richesse énorme de ce fond, il fallait le « revisiter ». La nouvelle directrice a eu une idée simple : créer en parallèle de la monstration habituelle des pièces, tous les deux ans et sur une durée de 6 mois environ, une exposition spécifique autour d’une thématique forte. Voici donc, lancées en cette année 2014, « les Biennales de l’Art Brut ». Une belle façon de fêter le 38e anniversaire de l’institution. La première exposition est consacrée aux Véhicules et vaut vraiment le déplacement. Anic Zanzi, conservatrice de la Collection de l’Art Brut et commissaire de l’exposition, propose un voyage vers l’Ailleurs, vers les pays de l’Altérité et de l’Humanité. À la rencontre, comme elle le dit, de tous ces « voyageurs sans titre de transport » qui ont pour seul bagage, leur authenticité : voilà qui incite, nécessairement, à partir de toute urgence.

Francis Mayor En souvenir du «Major Davel», vers 1990 Peinture et collage sur papier
Francis Mayor
En souvenir du «Major
Davel», vers 1990
Peinture et collage sur papier

« Véhicules » le mot est fort bien choisi. Évidemment il qualifie d’abord, à travers trois sections distinctes et logiques (le déplacement sur terre, sur mer et dans l’air), des œuvres qui ont pour sujet divers engins ou machines. Vélos, trains, bus, bateaux, avions, fusées, tout pour s’envoler loin de la banalité, de la fatalité. Ce terme permet – voilà le côté « recentrage » didactique – d’intégrer des artistes comme Adolf Wölfli (son fabuleux dessin en couleur, Le Grand Chemin de fer du ravin de la colère), Johann Hauser (ses inquiétantes voitures tout à la fois anthropomorphiques et sexuées), Carlo Zinelli, Emile Ratier, Pépé Vignes, et permet de présenter d’autres motifs que « véhicule » l’art brut, motifs profonds, vitaux, d’auteurs qui avaient besoin de s’exprimer ainsi. L’exposition est un véritable panorama de plus de 260 œuvres réalisées par 42 artistes internationaux, figures célèbres de l’Art Brut ou créateurs moins connus. Le catalogue souligne à leur propos que : « [l’exposition] révèle à la fois les singularités de leur production respective et la diversité des techniques, des matériaux, des dimensions ou des langages formels employés ».

Michel Thévoz, dans un très brillant texte judicieusement intitulé « Circulez ! », débute ainsi : « Premier constat : la fréquence et la variété des véhicules dans l’Art Brut, et leur aspect de jouets plutôt que d’engins réels. Voilà un parc merveilleux qui nous replonge dans l’univers enfantin. » Les artistes de l’art brut entretiennent un lien privilégié avec ce monde de l’enfance mais, a contrario, certains « véhicules » évoquent une idée de puissance, à la fois physique et sexuelle. Ainsi Aloïse (Aloïse Corbaz, 1886-1964) l’une des deux seules femmes de l’exposition, grande figure historique de l’art brut, née à Lausanne, est représentées ici par une superbe œuvre, qui montre des couples dans des gondoles, à voir comme une métaphore de l’acte sexuel.

Autre aspect caractéristique de l’art brut : le côté monomaniaque d’un auteur. L’obsession se matérialise souvent dans des séries, des listes, des répertoires. Ainsi le Japonais Motooka Hidenori suit toujours la même ligne, celle des trains dans les gares, d’abord en les photographiant puis en les dessinant, vus de face et serrés côte à côte, sur des feuilles de papier ou au dos de tracts publicitaires. Autre exemple, David Braillon qui dessine également des trains en les superposant en registres horizontaux, comme pour en dresser un inventaire. D’autres auteurs placent dans la représentation d’un véhicule, le désir d’aller très loin, de se « transporter » d’aller à la « découverte » d’eux-mêmes à travers le monde, gage d’expérience positive mais aussi, parfois, de danger. On découvre cet aspect tout particulièrement chez Willem Van Genk. Les pièces de cet auteur hollandais – créateur solitaire mais aussi grand voyageur –, ses peintures, ses collages (scènes de métro bondés de personnages et de détails) ou ses maquettes de trams, nous secouent et nous emmènent très loin, dans des zones inquiétantes, celles de son esprit… et du nôtre. Évoquons aussi l’un des aspects de cette « extra-ordinaire » présentation : l’approche futuriste qui caractérise certains auteurs. Utopistes mais aussi mécaniciens avant-gardistes, incroyablement inventifs, ils deviennent ainsi des Léonard de Vinci du rêve et de la liberté. Ainsi de l’épatant Français André Robillard qui montre ici non ses fameux fusils, mais les engins spatiaux qu’il réalise depuis 1964. Avions, hélicoptères, fusées et, l’une des pièces les plus étonnantes de l’exposition, un spoutnik, sculpture composite sur socle de roue de vélo ! Ou encore, mises en orbite… de votre regard, prêts à quitter la pesanteur du monde réel, voici les fusées et les astronefs dessinés ou peints par Erich Zablatnik. Sidéral et sidérant comme toute cette exposition.

Muni du petit guide de voyage donné à chaque visiteur, comme intelligente alternative aux classiques et souvent écrasants panneaux explicatifs ou cartels détaillés, vous saurez faire escales devant bien d’autres pièces. Nous vous conseillons de ne pas manquer, dès l’entrée, l’immense lambris gravé de Clément Fraisse, ou l’incroyable Tour de France bicycliste de Sylvain Lecoq. Martial Richoz propose des dessins de réseaux de câbles d’alimentation électrique des tramways lausannois, et, matérialisant ses rêves, une sculpture-structure d’un ersatz de trolleybus, réalisé avec des objets de récupération et monté sur roulettes. Citons encore François Burland ou Francis Mayor. Sans oublier, entre autres, l’Italien Fausto Badari.

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