Entretien anniversaire avec Alain-Dominique Perrin

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Fondation Cartier. Je suis en retard, très en retard … -« Vous êtes en retard. Et vous avez une tache bleue sur la poche de votre imperméable. » -« Le retard est sans excuse. La tache bleue, elle, est une encre d’Yves Klein… » -« J’ai eu un très beau Klein, jadis. Un vrai, lui... » Sauvé grâce à l’humour et l’amour de l’art d’un homme sans fard, qui créa, entre autres, à la tête de Cartier, la Fondation éponyme, dédiée à l’art contemporain et à la création, une première en France, il y a trente ans. Alain-Dominique Perrin la préside toujours, de la hauteur de verre la plus moderne – à couper le souffle – de Paris. I. La Fondation Gilles Herzog : Trente ans plus tard, quel bilan pour la Fondation Cartier ? Alain Dominique Perrin : La Fondation, c’est d’abord ce bâtiment totémique de Jean Nouvel où nous sommes, inauguré en 1994, après dix années passés dans le domaine de Jouy-en-Josas. Ce sont, en trente ans, 150 expositions monographiques, thématiques, transversales, certaines carrément « borderline », et autant de rencontres-confrontations entre penseurs et artistes de tous bords. Le principe même de la Fondation : passer en revue la création contemporaine sous toutes ses formes. L’art contemporain, bien sûr, avec de grands artistes, mais aussi des premiers exposants qui ont tracé leur chemin en partant d’ici. Mais ce sont tout autant les arts populaires, le design, la science, la géographie, les mathématiques, la photo, la vidéo, l’actualité, les robots, le rock, la bande dessinée, la mode, la botanique, le chamanisme, j’en passe...

Fondation Cartier. Je suis en retard, très en retard …
-« Vous êtes en retard. Et vous avez une tache bleue sur la poche de votre imperméable. »
-« Le retard est sans excuse. La tache bleue, elle, est une encre d’Yves Klein… »
-« J’ai eu un très beau Klein, jadis. Un vrai, lui… »

Sauvé grâce à l’humour et l’amour de l’art d’un homme sans fard, qui créa, entre autres, à la tête de Cartier, la Fondation éponyme, dédiée à l’art contemporain et à la création, une première en France, il y a trente ans. Alain-Dominique Perrin la préside toujours, de la hauteur de verre la plus moderne – à couper le souffle – de Paris.


I. La Fondation

Gilles Herzog : Trente ans plus tard, quel bilan pour la Fondation Cartier ?

Alain Dominique Perrin :

La Fondation, c’est d’abord ce bâtiment totémique de Jean Nouvel où nous sommes, inauguré en 1994, après dix années passés dans le domaine de Jouy-en-Josas. Ce sont, en trente ans, 150 expositions monographiques, thématiques, transversales, certaines carrément « borderline », et autant de rencontres-confrontations entre penseurs et artistes de tous bords. Le principe même de la Fondation : passer en revue la création contemporaine sous toutes ses formes. L’art contemporain, bien sûr, avec de grands artistes, mais aussi des premiers exposants qui ont tracé leur chemin en partant d’ici. Mais ce sont tout autant les arts populaires, le design, la science, la géographie, les mathématiques, la photo, la vidéo, l’actualité, les robots, le rock, la bande dessinée, la mode, la botanique, le chamanisme, j’en passe et des meilleurs. Ajoutez-y des installations réalisées spécialement pour ce lieu, des performances, des concerts, à commencer par Lou Reed et quelques autres, qui restent dans les mémoires. Toujours sur ce principe des croisements et du nouveau, on a donné carte blanche à des commissaires d’exposition venus d’ailleurs, Andrée Putman pour l’hommage à Ferrari, la cinéaste Agnès Varda, Jean-Paul Gaultier, David Lynch, l’acteur japonais Takeshi Kitano, qui traitaient de thèmes personnels ; le philosophe Paul Virilio sur le thème de la vitesse ; Philippe Sollers pour son livre, Amour, Jean Nouvel pour son anthologie, César. Sur le plan artistique, ce sont des milliers d’œuvres créées par les artistes exposés, dont plus d’un millier constituent la Collection de la Fondation. Ce sont des jeunes artistes venus en résidence à la Fondation. Et ce sont des millions de visiteurs. Le tout au titre du mécénat.

Voilà pour ces premiers trente ans. »

GH :

Quels chemins autres pour demain ?

A.D. P.

« Des vents toujours nouveaux.» Aussi longtemps que nous continuerons dans l’innovation et la formation.

GH :

– La Fondation s’est illustrée par ses explorations tous azimuts. Sauf la politique, les brûlures du siècle. Pas de Goya moderne ? L’art et la politique, non ?

AD.P :

Pas « my cup of tea »…Je ne suis pas là pour régler les problèmes du monde, je laisse à d’autres le soin de traiter du « bordel » mondial ambiant. L’art que nous aimons n’est pas fait pour ça, mais pour tout autre chose, la découverte, du bonheur, des émotions et des réflexions.

GH :

– Cet automne s’ouvre, au Bois de Boulogne, la Fondation Louis Vuitton, due à Frank Gehry, un énorme vaisseau amiral. Les Galeries Lafayette feront de même dans le Marais en 2016. Vous ne craignez pas la concurrence ?

AD.P :

Pas l’ombre d’une angoisse. Nous ne jouons pas dans la même cour. Je craindrais plus pour eux les erreurs de jeunesse qu’ils pourraient commettre, mais avec Suzanne Pagé à la tête de la Fondation Vuitton, on peut être rassuré.

GH :

– Pourquoi, dans la foulée de la Fondation, puisque la nouveauté, l’exploration, les croisements constituent son ADN, ne pas avoir créé une sorte de Dokumenta à la française ?

AD.P :

Je ne suis pas mégalomane. Ce n’est pas notre mission de faire des évènements monstres, des biennales, pas plus que d’essaimer des Fondations Cartier à travers le monde, comme s’y livrent la Fondation Guggenheim ou d’autres. On ne s’exporte pas. On importe. Des artistes du monde entier viennent et reviennent ici.


II. Le collectionneur

GH :

– Les artistes qui vous sont chers. César et les autres. Trois mots les évoquant.

Vous avez d’ailleurs dit : « Vivre avec des œuvres, c’est aussi vivre avec des artistes.»

AD.P :

L’œuvre parle pour elle-même mais elle parle mieux lorsque l’on connaît l’auteur.

GH :

L’homme et l’œuvre toujours indissociables ? (Baudelaire s’est fait le chantre de la Beauté et de l’Idéal; ses desservants l’intéressaient peu.)

ADP :

Nous avons exposé près de mille artistes en 30 ans, c’est vous dire à quel point nous n’avons pas d’exclusivité.

GH :

Mais peut-être – c’est le collectionneur en vous qui parle – le goût pour les artistes comme hommes. Des hommes pas comme les autres ?

ADP :

Les artistes ont un regard différent sur le monde et c’est ce qui nous interpelle. Ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils nous le changent, mais ils participent à le réinventer.

GH :

– Vous avez-vous-même de nombreuses œuvres d’artistes contemporains, réparties entre votre château près de Cahors, vos autres ports d’attache, Martigny, Verbier, le Midi et Noirmoutier.

Les connaissez-vous toutes ? Les faites-vous bouger, tourner, se confronter ; ou restent-elles, comme dans les musées, là où elles sont ?

AD.P :

Je les fais tourner dans la mesure du possible car certaines sont encombrantes ou lourdes mais j’attends toujours d’en avoir suffisamment profité avant de les transporter. Certaines n’ont jamais bougé. Probablement parce qu’elles sont plus fortes.

GH :

 – Vos collections sont composées essentiellement d’artistes qui ont exposé à la Fondation ? Et de bien d’autres hors Fondation ?

AD.P :

 – La collection de la Fondation est une accumulation des artistes que nous avons exposés depuis le début, et à qui nous avons toujours passé des commandes. Cela fait partie de notre charte fondatrice.

GH :

 – Vous êtes un collectionneur tous azimuts, vins, voitures, voile, photo, camping.

 L’art, première passion ? Une passion parmi d’autres, à égalité ?

AD.P :

– L’art est différent ; c’est bien sûr ma première passion et c’est une partie tangible de mon existence. Le reste n’est que jouet ou business.

GH :

– Vous avez dit : « Pas besoin d’être riche pour être collectionneur. » Vraiment ? Vu les prix du marché de l’art aujourd’hui…Vous ne spéculez jamais ?

AD.P :

– À la différence de beaucoup, je n’achète pas pour revendre. J’ai juste revendu un Damian Hirst parce que l’occasion s’est présentée et qu’on me l’a proposé.

Je ne fonctionne pas comme un spéculateur, bien que je sois toujours satisfait lorsque je découvre un artiste et qu’ensuite je le voie en haut des cotes.


III. L’art

GH :

– On dit souvent que l’art, dans le monde moderne qui a perdu le sens du sacré, est le dernier refuge, l’âme d’un monde sans âme.

AD.P :

Je pense que c’est un peu plus compliqué que ça, car depuis la naissance de la photographie au XIXe siècle, l’art a bouleversé une grande partie de sa mission qui était une mission de représentation des grands, des scènes de batailles et de la vie courante, etc. Aujourd’hui, l’artiste est confronté à une plus grande liberté et un devoir d’expression et de lecture.

GH :

– « Tout est art » a proclamé Duchamp, pissotière à l’appui. Le philosophe Finkelkraut a dénoncé cette banalisation de l’art, le Tout Arty, une paire de bottes non moins qu’une tragédie de Shakespeare. Vous êtes plutôt Duchamp, ou plutôt pas ?

AD.P :

Il est incontestable que Duchamp a révolutionné l’art d’aujourd’hui et qu’il a contribué à le libérer, n’en déplaise à Monsieur Finkelkraut. De nombreux artistes comme César et bien d’autres encore ont pu exprimer une vision du monde sans retenue et sans cadre académique. Pour ma part c’est cet art-là qui m’intéresse et qui me procure de l’émotion.

GH :

– Bernard Henri Lévy, dans l’exposition de l’an dernier à la Fondation Maeght, sur le thème « peinture et philosophie », soutenait que l’art, c’est d’abord de la pensée, que l’artiste, comme le philosophe, parfois plus que lui, recherche la vérité sur le monde, sur les choses et sur lui-même. Les artistes, opérateurs de vérité ? Ou n’est-ce pas leur problème ?

AD.P :

Je ne suis pas toujours d’accord avec BHL mais cette fois ci je le suis complètement. Son analyse est parfaite et j’y adhère totalement avec facilité.

Je suis flatté que Monsieur Bernard Henri Lévy et moi-même ayons une vision commune de l’art !

GH :

– « Et la beauté dans tout ça ? » Le beau n’est plus au principe de l’art, comme dans le passé. La beauté dans l’art compte-t-elle pour vous ?

AD.P :

Ce n’est pas une obligation et l’art ne s’exprime pas qu’à travers la beauté puisque aujourd’hui, nous attendons des artistes de la force, de l’expression, une vision ; l’art ne se limite pas à la beauté, dieu merci. Il y a dans l’art, une forte expression et analyse qui est parfois d’une violence qui peut choquer l’œil, mais nourrir le cerveau.

GH :

– Le beau est ce qui plaît en dehors de tout intérêt, a dit Kant : la gratuité parfaite. Stendhal, quant à lui, disait que la beauté est promesse de bonheur. Plutôt « kantien », plutôt « stendhalien » ?

A.D.P. :

Je pense que lorsque Stendhal parle de « promesse de bonheur », il parle des filles plutôt que de la beauté dans l’art !

Quant à la citation de Kant, je suis d’accord avec la gratuité de la beauté, bien que ce ne soit pas ce que je recherche essentiellement dans l’art, mais plutôt de l’émotion et des sensations avant la satisfaction esthétique.

GH :

– Est-ce que le marché tout-puissant, le « doll’Art », ses modes, son goût pour le spectaculaire, le néo-kitsch, l’auraient emporté aujourd’hui sur la liberté des artistes ? Est-ce que ce ne sont pas les grands acheteurs, les foires internationales, qui, comme jamais dans le passé, leur dictent leur voie, guident de plus en plus leur main ? La mondialisation-starisation de l’art, bon ou mauvais pour l’art contemporain?

AD.P :

La haute spéculation autour de l’art contemporain me fait un peu penser à celle faite autour des vins de Bordeaux, il est clair qu’elle n’est que temporaire. Certains artistes se sont laissé embarquer par la célébrité et le fric et je pense qu’on les oubliera.

La majorité des artistes, ceux qui sont libres, n’ont pas cédé au chant des sirènes et je dirais que l’essentiel de l’art est sauf.

Cette mondialisation et starisation de l’art est dangereuse pour l’art et pour les collectionneurs !

GH :

– La Fondation Cartier comme contrepoids à cette dérive, à l’esprit dominant du temps ?

AD.P :

La Fondation Cartier ne se préoccupe pas de spéculation et nous ne sommes pas des marchands. Nous donnons à voir les choses les plus nouvelles et innovantes, nous avons dépassé les frontières classique de l’art officiel en montrant des artistes comme Ferrari, Issey Miyaké, David Lynch, Patti Smith, Les Mathématiques ou le rock and roll et je compte bien continuer.

GH :

– Un nouveau musée s’ouvre chaque jour dans le monde. Cette inflation, un risque, une banalisation, une chance ?

AD.P :

C’est une chance pour le monde ; il est clair que l’art adoucit les mœurs et je rêve du jour où les djihadistes cesseront de détruire les œuvres d’art et commenceront à les collectionner !

GH :

– Jouant sur les mots, un galeriste, Pierre Nahon, a écrit un pamphlet, L’art comptant pour rien.

On serait allé trop loin. Par la faute du marché, de sa dictature, par la perte du sens artistique ; l’art, pour l’essentiel, se serait perdu en route, n’aurait plus rien à dire, ou presque, serait devenu spectacle, vanité, course au fric.

Fin possible de l’art, aujourd’hui ? Discours vide ? Ou fantasme des nostalgiques ?

AD.P :

Le discours de Nahon n’est pas entièrement faux, mais on peut dire qu’il manque considérablement d’optimisme. Il y a et il y aura toujours des artistes et des créateurs et je n’ai pas envie de m’embarquer dans ce discours désabusé.

GH :

– Vous parlez des artistes-marketing, comme Damian Hirst. Vous n’avez jamais été y voir vous-même ?

AD.P :

Damian Hirst est loin d’être le seul, je pense à Jeff Koons, à Takashi Murakami et bien d’autres et je ne sais pas si ce sont les artistes qui sont « marketing » ou leurs collectionneurs ??!!

GH :

– « Le marché est devenu dangereux, le grand capital s’est porté sur l’art : les prix ont explosé en 20 ans de 800 %. » Vous prédisez un écroulement du marché à brève échéance. Ajustement nécessaire ou catastrophe ?

AD.P :

Je ne prévois pas un écroulement à proprement parler, mais une stabilisation vers le bas, encore une fois comparable à ce qui se passe aujourd’hui avec les vins de Bordeaux. Je pense que lorsque le monde sera sorti de la crise, l’art retrouvera sa place normale dans une économie de marché. Aujourd’hui il est hautement spéculatif et c’est dangereux.

GH :

– Le rêve de l’art pour tous : un rêve plus que jamais possible ; une fiction démagogique ?

AD.P :

Jacques Lang a commencé dans les débuts des années 80, et il avait raison, l’art mis à la portée de tous et je peux confirmer qu’une immense partie de notre jeunesse se tourne de plus en plus vers l’art, si j’en juge par les fréquentations ascendantes de nos expositions.


IV. Alain-Dominique Perrin

GH :

– Comment êtes-vous devenu collectionneur ? D’emblée, par filiation familiale ? Via votre premier métier, antiquaire ?

AD.P :

Je suis fils et petit-fils de collectionneur, et je me suis pour ma part tourné vers l’art.

GH :

– Vous auriez-voulu être artiste ? Êtes-vous collectionneur « par défaut » ?

AD.P :

Je n’ai jamais eu envie d’être un artiste, mais j’ai toujours eu envie de les côtoyer.

GH :

– Arielle Dombasle a présenté à la Fondation, il y a quelques années, cent mini-vidéos, avec la question posée à cent artistes, écrivains, personnalités diverses : « Quel a été votre premier désir » ? Je vous ai posé la question. Vous vous souvenez évidemment de votre réponse. Très drôle…

AD.P :

La petite infirmière qui était au coin de ma rue lorsque j’avais 14 ans !

GH :

– Un cèdre a été planté jadis pour (ou par ?) Châteaubriand, dont l’actuelle Fondation était le parc de sa dernière résidence à Paris. Il existe toujours.

Un cèdre, un jour futur, pour Alain-Dominique Perrin ?

AD.P :

Par pitié, pas d’arbre, je préfère un cep de vigne !

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