Les Troglodytes De Genève

Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez Quelle drôle d'idée pour implanter une librairie ! Ce qui est peut-être la plus grande et la plus intelligemment fournie des bouquineries de langue française se cache derrière la gare de Genève. Vous voulez l'adresse exacte ? Au diable la précision ! Derrière la gare et basta ! On se faufile par des passerelles impossibles à nommer, entre des murs de béton qui ne disent rien qui vaille, et encore, quand on est arrivé dans la bonne rue, il ne faut pas manquer la voûte qui donne accès à un terrain vague livré à des occupations improbables. C'est ainsi que, en contournant un arbre, j'ai déniché par hasard une sorte de grange, ou de grotte, d'entrepôt, rempli sur deux étages de milliers de volumes. Tiens, des livres ! Un monde presque aussi riche que celui d'Amazon, mais, au lieu de l'aridité du virtuel, une véritable thébaïde, des pages qu'on tourne, des reliures qu'on flaire, l'odeur du papier, sa texture, l'irremplaçable matière de l'imprimé. Le libraire, assis derrière une pile de bouquins au fond de sa spélonque, attend sans aigreur l'introuvable client. « Des gens viennent de l'étranger. Mais, de Genevois, je n'en vois presque jamais. » J'ai eu l'impression que, tel un personnage de Dickens, la compagnie de ses livres lui suffisait, que c'étaient ses amis, qu'il n'avait pas tellement envie de les vendre, et que s'en séparer lui déchirait le cœur. Voilà le seul fou qui survit dans un monde dédié au dieu Internet. Le seul ? Mais non ! Sous son...
Dominique Fernandez
Dominique Fernandez

Quelle drôle d’idée pour implanter une librairie ! Ce qui est peut-être la plus grande et la plus intelligemment fournie des bouquineries de langue française se cache derrière la gare de Genève. Vous voulez l’adresse exacte ? Au diable la précision ! Derrière la gare et basta ! On se faufile par des passerelles impossibles à nommer, entre des murs de béton qui ne disent rien qui vaille, et encore, quand on est arrivé dans la bonne rue, il ne faut pas manquer la voûte qui donne accès à un terrain vague livré à des occupations improbables. C’est ainsi que, en contournant un arbre, j’ai déniché par hasard une sorte de grange, ou de grotte, d’entrepôt, rempli sur deux étages de milliers de volumes. Tiens, des livres ! Un monde presque aussi riche que celui d’Amazon, mais, au lieu de l’aridité du virtuel, une véritable thébaïde, des pages qu’on tourne, des reliures qu’on flaire, l’odeur du papier, sa texture, l’irremplaçable matière de l’imprimé. Le libraire, assis derrière une pile de bouquins au fond de sa spélonque, attend sans aigreur l’introuvable client. « Des gens viennent de l’étranger. Mais, de Genevois, je n’en vois presque jamais. » J’ai eu l’impression que, tel un personnage de Dickens, la compagnie de ses livres lui suffisait, que c’étaient ses amis, qu’il n’avait pas tellement envie de les vendre, et que s’en séparer lui déchirait le cœur. Voilà le seul fou qui survit dans un monde dédié au dieu Internet.

Le seul ? Mais non ! Sous son apparence de ville diplomatique et horlogère et de belle endormie dont toute l’énergie passe dans le jet d’eau, Genève est un centre actif de culture littéraire. La fondation Bodmer, sur une colline qui domine le lac, réunit une collection plus unique que rare de manuscrits et d’éditions originales. Dante, Shakespeare, Cervantès, Balzac, Dostoïevski ! Rousseau et Cendrars sont ici chez eux, mais quelle surprise de découvrir que l’immortelle Phėdre de Racine s’intitulait d’abord Phèdre et Hippolyte, et que le jeune homme, dans l’esprit de Racine, avait donc plus de consistance que d’exciter la libido fléchissante d’une belle-mère, et plus d’utilité que de servir de repas à un monstre marin. D’autres éditions précieuses sont conservées dans la bibliothèque de la Société de Lecture, prestigieuse institution qui défie les siècles et les idéologies (Lénine y venait travailler), dans le charmant hôtel particulier installé sur la rue qui grimpe vers la ville haute. Là, des écrivains sont conviés à parler de leur œuvre, et il faut ne pas avoir froid aux yeux pour oser balbutier quelque chose sur ses propres livres dans un quartier où les maisons portent des plaques à la mémoire de ceux qui y sont ou nés ou morts ou qui y ont habité, et qui ont nom Jean-Jacques Rousseau, Agrippa d’Aubigné, Georges Simenon, Jorge Borges.

Culture littéraire, mais aussi passion pour les arts. Les collectionneurs d’art moderne et contemporain, légion en Suisse, ont eu la chance de voir surgir il y a une dizaine d’années une revue – celle précisément qui me fait l’honneur de m’offrir une chronique régulière – qui reflète, exalte, diffuse leurs goûts par des textes de haute tenue et des illustrations exemplaires. Je ne veux pas nommer leurs deux animateurs, troglodytes aux écoutes de l’univers – pas plus que je n’ai nommé l’exquise personne qui dirige la Société de Lecture ou l’illuminé dickensien –, pour ne pas flatter une vanité qui leur est étrangère. Au reste, tout le monde à Genève les aura reconnus. Ce qu’on sait moins, c’est que Artpassions loge dans une galerie souterraine tout en haut de la vieille ville, sur le flanc de la cathédrale, antre presque aussi difficile à trouver que la bouquinerie derrière la gare, et auquel on n’accède que par un dédale d’escaliers en colimaçon, de poternes, de voûtes surbaissées, de terrasses qui sont la meilleure préparation possible à cette caverne d’Ali Baba, longue et vaste cave en plein cintre, fraîche moralement autant que physiquement, lieu de travail pour ceux dont l’ordinateur est en permanence branché, et de repos, de recueillement, de délectation pour leurs visiteurs, au milieu des livres et des photos exposées sur les murs.

Voilà Genève, où dix autres aspirations au beau et au vrai seraient sans doute à mentionner. Qu’on cesse donc de ne parler de cette ville que pour ses comptes en banque, ses boîtes de chocolats et ses entrevues diplomatiques qui tournent court, à la différence des clichés, qui ont la vie longue. Genève n’est pas plus liée aux louches manipulations financières que Naples aux exactions de la mafia ou Paris aux pickpockets du métro. Chaque fois que j’arrive à Genève, c’est une joie pour moi, non seulement de revoir des amis si chers, mais de me replonger dans tant de ferveur littéraire et artistique.

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