Sade ? Quelle blague !

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Robert Kopp C’est à l’hospice de Charenton, où il avait été transféré une dizaine d’années plus tôt de Bicêtre et de Sainte-Pélagie, qu’est mort, le 2 décembre 1814, le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade. Il est enterré religieusement, en dépit de la volonté formulée dans son testament ; mais conformément à son souhait, toute trace de sa tombe disparaît. Seul subsiste de lui un portrait montrant, de profil, le regard vif d’un jeune aristocrate. Et, bien entendu, ses écrits. Les textes de Sade ont circulé sous le manteau tout au long du XIXe siècle – parmi les lecteurs Sainte-Beuve, Flaubert, Baudelaire, Maupassant – , avant qu’Apollinaire, en 1909, ne publie un choix de pages (peut-être confectionné par Cendrars) dans sa collection « Les Maîtres de l’amour », suivi d’autres volumes, consacrés à L’Arétin, Mirabeau, Nerciat, Crébillon, Baudelaire. La mode était aux curiosa, en France, mais aussi en Allemagne et en Autriche, où Freud figure parmi les premiers amateurs de Sade. Aujourd’hui, presque tous ses textes sont disponibles non seulement dans la Bibliothèque de la Pléiade, mais aussi en livre de poche, et l’on ne manquera pas d’inviter les scolaires aux célébrations du bicentenaire. Ce dernier n’a pas donné lieu à moins de trois expositions, à un nouveau volume dans la Pléiade, reprenant les trois textes les plus importants publiés dans l’édition en trois volumes de cette même Pléiade, de 1990 à 1998, ainsi qu’à une kyrielle de réimpressions et une série d’études, sans parler d’un pamphlet, revigorant, bien qu’excessif, de Michel Onfray,...
Robert Kopp
Robert Kopp

C’est à l’hospice de Charenton, où il avait été transféré une dizaine d’années plus tôt de Bicêtre et de Sainte-Pélagie, qu’est mort, le 2 décembre 1814, le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade. Il est enterré religieusement, en dépit de la volonté formulée dans son testament ; mais conformément à son souhait, toute trace de sa tombe disparaît. Seul subsiste de lui un portrait montrant, de profil, le regard vif d’un jeune aristocrate. Et, bien entendu, ses écrits.

Les textes de Sade ont circulé sous le manteau tout au long du XIXe siècle – parmi les lecteurs Sainte-Beuve, Flaubert, Baudelaire, Maupassant – , avant qu’Apollinaire, en 1909, ne publie un choix de pages (peut-être confectionné par Cendrars) dans sa collection « Les Maîtres de l’amour », suivi d’autres volumes, consacrés à L’Arétin, Mirabeau, Nerciat, Crébillon, Baudelaire. La mode était aux curiosa, en France, mais aussi en Allemagne et en Autriche, où Freud figure parmi les premiers amateurs de Sade. Aujourd’hui, presque tous ses textes sont disponibles non seulement dans la Bibliothèque de la Pléiade, mais aussi en livre de poche, et l’on ne manquera pas d’inviter les scolaires aux célébrations du bicentenaire. Ce dernier n’a pas donné lieu à moins de trois expositions, à un nouveau volume dans la Pléiade, reprenant les trois textes les plus importants publiés dans l’édition en trois volumes de cette même Pléiade, de 1990 à 1998, ainsi qu’à une kyrielle de réimpressions et une série d’études, sans parler d’un pamphlet, revigorant, bien qu’excessif, de Michel Onfray, La Passion de la méchanceté (Autrement, 2014). Pour celui qui a déjà essayé, il y a quelques années, de déboulonner la statue de Freud, Sade n’est pas du tout le révolutionnaire, le féministe, l’anarchiste, le nihiliste, le libertaire, le matérialiste, l’athée qu’ont célébré les surréalistes à la suite d’Apollinaire, et Blanchot, Bataille, Lacan, Foucault et quelques autres à la suite des surréalistes. Bien au contraire, pour Onfray, Sade n’est qu’un « grand seigneur méchant homme », comme le Dom Juan de Molière, un féodal abusant de sa position dominante, essayant de jouer de son impunité, mais qui finit par n’être qu’un « délinquant sexuel multirécidiviste » doublé d’un « révolutionnaire en peau de lapin ». Car le marquis de Sade n’a point été condamné pour ses idées subversives, mais pour les sévices et tortures qu’il a fait subir à ses victimes. Et pour qu’un noble, allié à des princes du sang, se fasse condamner à de lourdes indemnités et des peines de prison, suite à des plaintes déposées par des prostituées supposées consentir à ses jeux pervers, il fallait que les affaires arrivées sur le bureau du procureur (voire sur celui du roi) fussent assez graves. Et Onfray de reprocher aux biographes de Sade – de Maurice Heine à Jean-Jacques Pauvert et de Gilbert Lely à Maurice Lever – de minimiser ces crimes, de glisser sur les forfaits de l’homme pour ne s’attacher qu’à l’œuvre. Et aux écrivains ou intellectuels amateurs de Sade, d’être victimes de leur snobisme et de leur crainte de ne pas être à l’avant-garde. Aussi, Philippe Sollers n’a-t-il pas manqué de traiter Onfray de « philosophe provincial, très retardataire, très réactionnaire »…

Grâce à l’exposition de la Fondation Bodmer, chacun pourra prendre connaissance de quelques éléments du dossier. Le commissaire responsable, Michel Delon, éminent dix-huitièmiste et éditeur de Sade dans la Pléiade, assisté d’un de ses collègues en Sorbonne, Jacques Berchtold, directeur de la Bodmeriana, tient à replacer l’homme et l’écrivain dans le contexte historique qui est le leur, celui d’un libertin des Lumières, comme il en existait beaucoup à l’époque (Michel Delon leur a d’ailleurs consacré un excellent livre, Le XVIIIe siècle libertin, de Marivaux à Sade, Citadelle & Mazenod, 2012). On met donc sous nos yeux quantité de documents originaux relatifs à la vie de Sade, quelques branches – véritables ou supposées – de son arbre généalogique, auquel il pensait pouvoir raccrocher la Laure de Pétrarque, mais qui croisait sûrement celui des Condé. Des portraits de famille, son testament, des manuscrits, des lettres, écrites partiellement à l’encre sympathique afin d’échapper à la vigilance des geôliers, des éditions originales illustrées, des gravures, des cartes et plans retraçant ses pérégrinations à travers la France et l’Italie.

Seul est absent le manuscrit le plus spectaculaire de Sade, l’énorme rouleau formant une bande de plus de douze mètres des Cent-Vingt Journées de Sodome. Il est composé d’une infinité de petites feuilles de douze centimètres de large, collées bout à bout, que l’auteur réussit à cacher dans sa cellule de la Bastille, mais qu’il dut abandonner dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, lorsqu’il fut transféré une première fois à Charenton. Récupéré par Arnoux de Saint-Maximin, conservé dans la famille Villeneuve-Trans, vendu à un bibliophile allemand, publié pour la première fois par un psychiatre berlinois (Iwan Bloch, mais qui signait Eugen Dühren), traduit en allemand en 1909, acheté en 1929 par Maurice Heine pour le compte de Charles de Noailles et édité par lui en trois volumes de 1931 à 1935, qui forment toujours l’édition de référence. Vendu dans des conditions mal connues, en 1982, le rouleau entre dans la collection de Gérard Nordmann ; il est exposé, avec la collection de littérature érotique de ce dernier, pour la première fois publiquement en 2004 à la Fondation Martin Bodmer. Suite aux contentieux entre les héritiers Noailles et Nordmann, le manuscrit est acheté en 2014 par la société de bibliophilie Aristophil. Il est actuellement au cœur de l’exposition Sade du musée des manuscrits à Paris.

La singularité de ce texte n’avait pas échappé à Stefan Zweifel qui, en 2001, avait organisé avec Tobia Bezzola et Michael Pfister, la première exposition importante dédiée au « divin marquis » : Sade/Surreal (Zurich, Kunsthaus). Le catalogue, publié par Hatje Cantz, reste un ouvrage de référence ; il a beaucoup servi aux chercheurs et aux commissaires, depuis. Plutôt que de reprendre des affirmations générales et vagues sur l’importance de la prétendue influence souterraine de Sade, il a mis en évidence la difficulté de déterminer avec exactitude cette influence (une bibliographie exhaustive de ses œuvres reste à faire) et il note avec finesse, par exemple, les différences capitales de la lecture, radicale, de Sade faite par les dadaïstes et la vision romantique d’un Sade, icône de la révolte, par les surréalistes.

La récupération commencée par les surréalistes s’achève très logiquement par l’exposition Sade au Musée d’Orsay, préparée par Annie Le Brun. Si elle ne nous apprend rien sur Sade, elle nous apprend en revanche à lire deux cents tableaux – de Hans Baldung Grien à Francis Bacon – à travers des concepts de violence empruntés à Sade. Ce n’est pas inintéressant, encore que beaucoup des ces œuvres aient figuré dans les différentes expositions de Jean Clair, notamment dans Crime et Châtiment, au même musée d’Orsay, en 2010, ou dans celle consacrée au Romantisme noir de Goya à Max Ernst (Francfort, Städel Museum 2012, Musée d’Orsay, 2013).

Cela dit, il faut relire Sade de toute urgence. Ce qu’il nous dit de la nature humaine reste plus que jamais d’actualité. Qu’on en juge : « À l’égard de la cruauté qui nous conduit au meurtre, osons dire avec assurance, que c’est un des sentiments les plus naturels de l’homme, […]. Il le porte dans toutes ses actions, dans tous ses propos, dans toutes ses démarches ; l’éducation le déguise quelquefois, mais il ne tarde pas à reparaître » (Juliette, 1797). La nature ne saura conseiller que le crime, n’en déplaise à Rousseau et aux partisans de l’homme né prétendument bon. C’est ce qu’avait bien vu Baudelaire, qui n’a cessé de répéter : « La nature ne fait que des monstres. » Et de rappeler aux « égalitaires à contresens », suivant en cela la tradition des Pères de l’Eglise,  que nous sommes « tous nés marquis pour le mal ». Mais alors que l’auteur des Fleurs du Mal pensait que l’éducation contribuerait tant que soit peu à la diminution des traces du péché originel, nous ne partageons peut-être plus les mêmes illusions. Quant à Sade, il comptait sur la perversité naturelle de l’homme pour faire disparaître l’humanité.

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